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Carlo Zinelli, une odyssée sans limites

Fonte: 24heures.ch

09/10/2019 | Florence Millioud-Henriques

Trente ans après la dernière exposition des œuvres du créateur italien (1916-1974) à Lausanne, la Collection de l'art brut donne la pleine mesure d'un travail aussi foisonnant que fascinant.

Carlo Zinelli peint. Des heures et des heures sans lever la tête, concentré sur sa feuille, avec devant lui les couleurs qu'il avait choisies mais qu'il ne mélangeait jamais. Il arrivait le matin à l'atelier de l'hôpital psychiatrique de Vérone, toujours dans les premiers, et en repartait le soir pour le pavillon des pathologies les plus lourdes, sans perdre une minute de création. De vivacité. D'harmonie avec un monde qu'il construit, évolutif, et qu'il densifie chaque jour. Mais c'est d'abord à travers la photographie que l'exposition de la Collection de l'art brut à Lausanne vient à sa rencontre. L'Italien (1916-1974) endimanché est allongé dans un beau jardin, au pied d'un arbre, le visage éclairé par une certaine tranquillité. Il a 43 ans, rien ne laisse paraître un quelconque trouble, pourtant il vit depuis douze ans à San Giacomo alla Tomba, diagnostiqué schizophrène paranoïde. Les clichés suivants, tous issus d'un reportage documentant la vie de l'établissement et de ses 1400 patients en 1959, plantent le décor. La cour de l'hôpital. Les barreaux. Un jour de fête. Les dortoirs. Les rapports entre les malades avec cette patiente qui en nourrit une autre. Et l'atelier...

Cet espace à part, cette bulle réservée à quelques-uns, où Vittorino Andreoli, alors étudiant en médecine, découvre celui dont il va accompagner l'existence douloureuse comme la force créatrice. «Le silence régnait. On pouvait l'entendre, ce qui est un luxe presque inconcevable dans ce genre d'endroit où la folie engendre autant de vacarme que de désordre», témoigne-t-il dans l'un de ses nombreux écrits sur Carlo Zinelli. Devenu psychiatre, c'est lui qui fera le voyage de Paris en juillet 1963 pour présenter un portfolio à Jean Dubuffet.

Des années plus tard, l'artiste et théoricien de l'art brut écrira à Andreoli en marge de l'ouverture de la Collection de l'art brut à Lausanne: «Vous savez que les œuvres de Carlo sont celles auxquelles nous sommes le plus attachés.» L'institution en possède désormais 99, toutes jalonnent «Carlo Zinelli, recto verso», fascinante immersion dans l'œuvre d'un créateur appartenant au noyau dur de l'art brut. Ses créatures perforées, ses silhouettes souvent en bande de quatre, ses figures se déplaçant toujours de la droite vers la gauche, ses compositions rythmées par un souffle de vie permanent attirent le regard. Elles l'aspirent, même. On les a beaucoup vues dans les expositions collectives, en couverture de nombreux ouvrages sur l'art brut, la Collection lausannoise leur donne une nouvelle ampleur trente ans après la dernière exposition dans ses murs. Une opportunité! Sans limites, ni fin, l'odyssée de Carlo Zinelli époustoufle par son envergure aussi bien formelle que narrative mais elle ne peut réellement se déployer que dans un accrochage d'ensemble. La constellation de l'Italien se lestant de détails à chaque nouveau regard comme dans un ciel se chargeant d'étoiles au fur et à mesure qu'on l'observe.

Balade chronologique
Souvent, ses figures en embarquent d'autres dans leur chair. Souvent, le créateur imbrique ou insère des scènes miniaturisées dans un mouvement plus général. Mais il ne remplit pas, il ordonne. Sûr de son fait. Certains créateurs d'art brut appondent, collent ou cousent leur support lorsqu'ils manquent de place. Carlo, lui, refusait systématiquement ce subterfuge. Par contre il travaillait recto verso.

Une régularité que l'exposition exploite subtilement déclinant la balade chronologiquement tout en invitant à butiner d'une œuvre à l'autre. Carlo Zinelli, l'ex-chasseur alpin, dépêché avec les volontaires de Mussolini sur le front de la guerre d'Espagne, a vu les derniers jours du conflit, il a emporté ses horreurs dans ses souvenirs et les a déliés dans la distance prise avec la société des hommes. Atone pendant les neuf premières années de son internement, les vingt-sept suivantes, il créera ce monde, arc-bouté sur son vécu de gosse de la campagne, d'homme et de fier soldat. Un monde qu'il densifie de différentes façons, mais surtout un monde qu'il possède de plus en plus.